source journal Marianne site http://www.marianne2.fr
"Les violences de Compiègne et autres séquestrations sont bien plus que l'expression d'une exaspération et de rancoeurs. Elles sont symptomatiques d'une rupture profonde et radicale entre deux France qui cohabitent et ne se comprennent plus. Mais cherchent-elles encore à se comprendre ?
Une société qui ne se reconnaît plus :
Dominique de Villepin a suscité de l'irritation, voire de la moquerie lorsqu'il a évoqué "une situation révolutionnaire" en France. On perçoit bien, chez lui, le syndrome du "Levez-vous, orages désirés" mais il n'empêche. Le contraste était saisissant - au-delà des séquestrations multipliées et choquantes - entre le discours politique classique, pertinent et mesuré et les scènes largement médiatisées du saccage de la sous-préfecture de Compiègne et d'une partie de leur usine de Clairoix par des salariés de Continental en rage. Entre les réponses rationnelles et, selon lui, rassurantes du Premier ministre sur France Inter et le sac frénétique opéré la veille par des hommes en colère qui se vantaient de n'être plus "des moutons mais des lions" (Le Parisien)
Des images d'un autre monde :
J'avoue que, sur France2 notamment, les images de cette dévastation accomplie avec méthode et sans l'ombre d'une réticence puis les explications vindicatives et satisfaites d'un délégué syndical étaient propres à susciter plus que l'étonnement du téléspectateur : sa stupéfaction indignée devant des séquences qui semblaient relever d'un autre monde que le nôtre. Pourquoi pas en 1792, avec la mise à sac des Tuileriez racontée par les historiens ?
Jamais autant qu'au cours de cette vision - anéantissement des choses quasiment en direct ! -, je n'ai éprouvé la sensation non pas de l'impuissance du politique mais de sa totale inadaptation au surgissement sombre et violent des profondeurs sociales et collectives.
la démarche politique, par elle-même, quelle que soit la nature de sa substance, cherche à offrir de la lumière, de l'intelligible et du sens. Elle a conscience de ses limites et de ses forces. Elle rêve de rendre le nécessaire possible mais ne s'illusionne pas. Elle tente de gouverner le chaos imprévisible et de mettre de l'ordre et de la cohérence là où la multitude désespérée, légitimement ou non, a créé parfois de la confusion et du bouleversement. C'est cette aspiration de la politique à maîtriser les pulsions douteuses qui généralement conduit à écarter du jeu traditionnel les mouvances extrêmes qui introduisent, elles, le trouvle et l'instinct pour bénéficier, dans l'espace public, d'une part spontanée, voire délétère.
La volonté de lumière contre les dérives d'une société qui hurle sa détresse par des actes et des comportements qui deviennent presque l'expression immédiate d'une contestation. On n'attend même plus d'avoir épuisé tout ce qui pourrait ressembler au langage naturel d'une démocratie. On passe d'emblée à la rupture radicale comme s'il y avait une forme d'insupportable connivence dans le moindre dialogue civilisé, dans la possible compréhension de l'autre et dans l'éventuelle présomption de bonne foi de l'Etat et des entreprises directement concernées. Le pire est à présumer sans cesse et il y a comme une tentation de l'intolérable à laquelle on ne désire plus résister. Au contraire, on s'y abandonne, parce qu'on a mal socialement, pour faire mal. Devant de telles fatalités qui sont bien plus que le lot de la modernité - mais l'outrance douloureuse et fièrement incontrôlée d'un monde qui ne se reconnaît plus dans le visage familier de la République et de ses règles - que peuvent les propos même les plus sensés ? Lorsque le Premier ministre évoque l'importance du dialogue social et le fait que ce gouvernement a reçu plus que tout autre les syndicats, il a raison mais cette raison n'est plus audible parce qu'un discours globalement lucide n'a plus aucune incidence sur les catastrophes singulières qui jalonnent aujourd'hui notre chemin démocratique. Les généralités s'effondrent, négligées, méprisées, sous les coups d'un malheur collectif qui privatise ses modalités de ressentiment.
LA FRANCE EST CLAIREMENT COUPEE EN DEUX :
Le dialogue social existe peut-être avec des syndicats qui pèsent peu et ne représentent guère mais le dialogue civique est mort qui permettrait de se retrouver si peu que ce soit dans une même adhésion à ce qui est admissible et à ce qui ne l'est pas. C'est cette disparition du lien même le plus tenu entre des univers contrastés qui est porteuse, sans faire dans le catastrophisme, de gros dangers pour l'avenir. De mon point de vue, le saccage de la sous-préfecture de Compiègne, c'est bien plus - et c'est déjà beaucoup - que la destruction méthodique et scandaleuse d'un lieu officiel, c'est la détestation de l'Etat auquel, pourtant, par une contradiction très française, on va réclamer de l'aide et reprocher son éventuelle abstention, c'est la haine d'un classicisme de la vie publique, de sa raison, de son possibilisme, des remèdes abstraits qu'elle pose sur des plaies brûlantes. La France qui casse est totalement étrangère à la France qui lasse. Les mots puis la violence puis quoi, plus tard ?
Je ne doute pas de la sincèrité du Premier ministre quand il affirme que "l'Etat engagera des poursuites" à la suite de ces évènements. Eric Besson vient à sa rescousse et confirme (le Monde, le Figaro, le site du Nouvel Observateur) et la ministre de l'Intérieur "veut des interpellations" (JDD). Je souhaite bien du courage aux politiques et à mes collègues si les premiers s'en tiennent à cette ligne et si les seconds sont un jour saisis. Il est vrai que Continental a déposé plainte mais qui peut nier qu'on va arbitrer avec vigilance entre l'autorité de l'Etat à faire respecter et la fronde énorme qui suscitera l'action judiciaire si elle arrive à son terme ?
Le recours à la justice, dans une démocratie, me semble la sagesse même devant de tels épisodes où le désespoir social s'en donne à coeur joie et avec bonne conscience, je me demande si les remèdes traditionnels demeurent appropriés. Un monde déteste l'autre et leur communication est rompue.Cette donnée change tout. Comment réconcilier, apaiser ? Comment faire revenir la paix même armée de la République à la place de ce bout, de ce fragment, de ce morceau d'inconnu, d'étrangeté et de chaos ?".
Retrouvez le blog de Philippe Bilger - article du 26 avril lu 9950 fois avec moi... source http://www.marianne.fr
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